HUISSIER DE JUSTICE ET DÉTECTIVE PRIVÉ : LEUR COMPLÉMENTARITÉ DANS L’ADMINISTRATION DE LA PREUVE EN MATIÈRE SOCIALE.
Avant ses constatations, un huissier est systématiquement tenu de décliner sa qualité d’officier ministériel et s’interdit tout recours à un stratagème. Ces contraintes ne s’appliquent pas au détective privé, seul professionnel pouvant agir en cachant « sa qualité et l’objet de sa mission ».
Aussi, ces deux professionnels du droit sont particulièrement complémentaires dans l’administration de la preuve, notamment en matière sociale.
Un arrêt du 6 décembre 2016 de la chambre commerciale de la Cour de cassation (Cass. Com. 06.12.2016, pourvoi n°5-18088) rappelle un principe fondamental : l’obligation de loyauté dans l’administration de la preuve de la part de l’huissier de justice.
1. Cour de cassation, chambre commerciale, 6 décembre 2016, pourvoi n°5-18088
Un litige oppose la société Optical Center aux sociétés Optique Moïse et Optique Saint-Louis. Optical Center reproche aux deux autres de commettre des actes de concurrence déloyale en émettant de fausses factures de lunettes « en imputant la plus grande part de leur montant sur les verres remboursés par les mutuelles dans le but de convaincre le client d’acheter auprès d’elles ».
Optical Center estime que ces actes fautifs lui ont causé un préjudice important et souhaite obtenir des dommages-intérêts sur la base de l’article 1240 du Code civil (anciennement article 1382 du Code civil).
Afin de se ménager les preuves de ces pratiques déloyales (et délictuelles), le requérant sollicite une ordonnance sur requête auprès du président du tribunal de commerce de Paris.
Il obtient gain de cause et l’ordonnance désigne « un huissier de justice avec la mission de constater, en se faisant accompagner d’une personne qui effectuerait elle-même l’achat, les pratiques frauduleuses proposées aux clients ». L’huissier effectue donc son constat sans décliner au préalable son nom et sa qualité.
Logiquement, cette ordonnance est rétractée dans la mesure où un huissier de justice ne peut en aucun cas réaliser un constat sans se présenter et révéler son identité et sa qualité d’officier ministériel.
Cependant, les attestations réalisées par les clients mystères accompagnant l’huissier avaient été retenues par la cour d’appel de Metz et c’est sur ce point que les opticiens visés par l’ordonnance vont se pourvoir en cassation.
Si le principe du client mystère n’est pas remis en cause car autorisé par l’article 104 de la loi sur la consommation du 17 mars 2014, la Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel de Metz car « les attestations établies en exécution d’une mission confiée à un huissier de justice par une ordonnance de référé qui a été rétractée doivent, faute d’avoir été loyalement obtenues, être écartées des débats ». En conséquence « la cour d’appel a violé le principe susvisé ».
Les attestations auraient donc été recevables si elles n’avaient pas été établies dans le cadre d’une ordonnance sur requête jugée déloyale.
2. Un huissier de justice a l’obligation de décliner sa qualité d’officier ministériel
L’activité d’huissier de justice est définie par l’ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 qui prévoit dans son article 1 : « Ils peuvent, commis par justice ou à la requête de particuliers, effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter. Sauf en matière pénale où elles ont valeur de simples renseignements, ces constatations font foi jusqu’à preuve contraire ».
La jurisprudence a précisé au fur et à mesure les conditions de réalisation de ces constatations.
Ainsi, l’arrêt de principe de la chambre sociale de la Cour de cassation en date du 5 juillet 1995 (Cass. soc. 05.07.1995, pourvoi n° 92-40050, Bull. civ. V, n° 237) a renforcé les obligations de l’huissier préalablement à un constat :
« manque à ses obligations professionnelles l’huissier de justice, commis en sa qualité d’officier ministériel, dans le cadre de l’ordonnance du 2 novembre 1945, pour effectuer des constatations purement matérielles, qui prend une fausse qualité pour obtenir des renseignements d’un interlocuteur ; qu’il en résulte que le procès-verbal de constat qu’il a établi dans ces conditions ne peut être retenu comme preuve ; »
L’huissier de justice a donc l’obligation de dévoiler sa qualité d’officier ministériel avant tout constat.
3. Un huissier de justice ne peut recourir à un stratagème pour réaliser ses constatations
Autre différence fondamentale entre le détective privé et l’huissier : l’impossibilité pour l’huissier de justice de recourir à un stratagème pour recueillir des preuves. La Cour de cassation en a décidé ainsi dans son arrêt de principe du 18 mars 2008 (Cass. soc., 18 mars 2008 : n° 06-40852).
Une vendeuse étant soupçonnée de voler dans la caisse, un huissier est mandaté pour prouver la faute de la salariée. L’huissier fait appel à des clients mystères qui réalisent des achats en espèces sur plusieurs jours en prenant soin de relever l’heure et le montant de leurs achats.
Par la suite, hors la présence de la salariée, l’huissier constate dans la liste des encaissements de la caisse enregistreuse que deux achats en espèces n’ont pas été pris en compte.
La vendeuse est licenciée pour faute grave par son employeur en raison « de l’absence en caisse à deux dates déterminées du montant d’achats effectués en espèces auprès d’elle aux mêmes dates ».
La salariée engage une procédure devant le conseil des prud’hommes pour contester son licenciement disciplinaire avec cause réelle et sérieuse puis saisit la cour d’appel de Limoges.
Cette dernière écarte le mode de preuve apporté par l’employeur et donne raison à la salariée.
L’employeur se pourvoit devant la Cour de cassation qui rend son arrêt en date du 18 mars 2008 qui précise :
« si un constat d’huissier ne constitue pas un procédé clandestin de surveillance nécessitant l’information préalable du salarié, en revanche il est interdit à cet officier ministériel d’avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve ».
Cet arrêt de principe a renforcé encore un peu plus les obligations auxquelles sont tenues les huissiers de justice dans leurs prérogatives.
S’ils sont exclusivement compétents pour réaliser des constats ayant force probante jusqu’à preuve contraire en matière civile, commerciale ou sociale notamment, les huissiers sont donc relativement limités dans leur champ d’action dans le recueil de preuves.
En réalité, un autre professionnel de la collecte de preuves est souvent nécessaire : le détective privé. Plus que rivaux, l’huissier de justice et le détective sont d’ailleurs de formidables compléments.
4. Le détective privé, seul professionnel autorisé à enquêter
Une des principales différences qui existe entre l’huissier de justice et le détective privé est inscrite dans la définition de la profession de détective à l’article L621-1 du Code de la sécurité intérieure :
« Profession libérale qui consiste, pour une personne, à recueillir, même sans faire état de sa qualité ni révéler l’objet de sa mission, des informations ou renseignements destinés à des tiers, en vue de la défense de leurs intérêts. »
Le détective, ou enquêteur de droit privé, est donc le seul professionnel qui peut véritablement enquêter.
L’exercice de l’activité d’enquête privée est soumise à agrément du ministère de l’Intérieur par l’intermédiaire du CNAPS – Conseil national supérieur des activités privées de sécurité.
Une qualification professionnelle est obligatoire pour diriger un cabinet d’investigations et, à cet égard, l’université Paris II Panthéon-Assas a créé un diplôme d’État de directeur d’enquêtes dès 2006.
Des conditions d’honorabilité et de moralité sont nécessaires et une formation continue est devenue obligatoire en 2017.
Peu à peu les conditions d’exercice de la profession se rapprochent de ce qui existe chez les auxiliaires de justice et il est légitime de penser que les détectives privés vont devenir à leur tour auxiliaires de justice dans les dix ans à venir.
L‘exercice illégal de l’activité de détective privé est puni sur le fondement de l’article 433-17 du Code pénal :
« L’usage, sans droit, d’un titre attaché à une profession réglementée par l’autorité publiqueou d’un diplôme officiel ou d’une qualité dont les conditions d’attribution sont fixées par l’autorité publique est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »
En complément, l’article 433-25 s’applique pour la personne morale.
Il est donc important pour tout avocat de s’assurer que le rapport d’enquête d’un professionnel rapportant des éléments des preuves a bien été réalisé par un professionnel dûment agréé par le CNAPS. En cas inverse, il pourra soulever l’exercice illégal de l’activité d’agent de recherches privées et donc la déloyauté dans l’administration de la preuve.
5. La complémentarité du détective privé et de l’huissier de justice en matière sociale
L’huissier de justice et le détective privé sont très complémentaires car si les constatations de l’un font foi jusqu’à preuve contraire, les investigations préalables de l’autre sont souvent nécessaires.
En effet, elles permettent à l’huissier, d’une part, de réaliser son constat dans les meilleures conditions possibles, d’autre part, de respecter scrupuleusement les conditions de licéité fixées par la jurisprudence, notamment en matière de loyauté de la preuve.
Prenons l’exemple de la collecte de preuves en matière sociale, particulièrement contraignante.
Le principe de proportionnalité doit guider toute action de contrôle de la part de l’employeur envers son salarié comme le prévoit l’article 1121-1 du Code du travail :
« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »
Par ailleurs, un employeur doit avertir son salarié de manière très explicite (contrat de travail, règlement intérieur…) sur les moyens de surveillance utilisés à son encontre comme le précise l’article L1222-4 du Code du travail :
« Aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance. »
Le recours à un détective privé, à des caméras de surveillance, à des badges de contrôle d’accès, ou à des balises GPS dans des véhicules doivent obligatoirement et préalablement être signalés comme des dispositifs de surveillance s’ils ont une telle finalité.
Ce n’est pas le cas pour un huissier de justice car le « constat d’huissier ne constitue pas un procédé clandestin de surveillance nécessitant l’information préalable du salarié » (Cass. soc., 18 mars 2008 : n° 06-40852).
Cependant, comme nous l’avons vu précédemment, l’huissier de justice ne peut enquêter.
Aussi, pour être optimal dans le recueil de la preuve, il serait particulièrement efficace de combiner une enquête préalable d’un détective privé, non déclarée préalablement au salarié, suivi du constat d’un huissier de justice, qui n’a pas à être déclaré préalablement.
Ainsi, l’anonymat et les stratagèmes autorisés pour le détective privé pourraient être combinés à un constat d’huissier, dont « les constatations font foi jusqu’à preuve contraire ».
6. L’enquête du détective préalable à un constat d’huissier en matière sociale
Si un tel procédé serait particulièrement efficace, est-il pour autant licite en matière sociale ?
En théorie oui, et en pratique également !
En effet, la Cour de cassation s’est prononcée favorablement à cette association de compétences dans son arrêt de principe du 6 décembre 2007 (Cass. Soc., 6 décembre 2007, pourvoi n° 06-43392).
En l’occurrence, un moniteur poids lourd est salarié de l’entreprise CFT.
En arrêt maladie longue durée, l’employeur se pose des questions quant à la réalité de son arrêt de travail et engage un détective privé.
Après plusieurs surveillances et filatures, celui-ci découvre que le salarié travaille pour le compte d’une autre auto-école, sans être déclaré.
En collaboration avec l’employeur, un huissier de justice est dépêché sur les lieux afin de constater les faits.
Le salarié est licencié pour faute grave par son employeur mais engage une procédure prud’homales notamment sur la base des articles suivants :
art. 9 du Code civil, pour atteinte à sa vie privée
art. L1121-1 du Code du travail, sur la proportionnalité des moyens de surveillance mis en œuvre
art. L1222-4 du Code du travail, sur l’avertissement préalable du salarié quant aux moyens de surveillance mis en œuvre à son encontre.
L’avocat au Conseil du salarié précise dans ses moyens :
« une filature organisée par l’employeur pour surveiller l’activité d’un salarié constitue un moyen de preuve illicite, dès lors qu’elle implique nécessairement une atteinte à la vie privéede ce dernier, insusceptible d’être justifiée, eu égard à son caractère disproportionné, par les intérêts légitimes de l’employeur ; que constitue également un moyen de preuve illicite, le constat dressé par l’huissier de justice appelé sur les lieux par l’auteur de la filature illicite, afin d’authentifier les constatations auxquelles il s’est livré ; »
Mais la Cour de cassation rejette le pourvoi et se prononce ainsi :
« la cour d’appel a pu retenir comme mode de preuve licite un constat dressé par un huissier qui s’est borné à effectuer dans des conditions régulières à la demande de l’employeur des constatations purement matérielles dans un lieu ouvert au public et à procéder à une audition à seule fin d’éclairer ses constatations matérielles »
Cet arrêt fondamental constitue un socle important dans la complémentarité huissier/détective, notamment en matière sociale où le droit protège de manière exorbitante mais légitime le salarié.
En matière sociale, face à des manœuvres frauduleuses de salariés, il est donc tout à fait possible de recueillir des éléments de preuves licites pour motiver un licenciement.
En matière civile et commerciale, le recueil de preuves est plus souple et la combinaison d’une action du détective privé puis de l’huissier de justice peut être également un atout maître.
Bastien MEURANT
Cabinet RIF Détective privé